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Un féminicide, c’est quoi exactement ?

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« Encore une. »
C’est souvent par ces mots que l’alerte tombe, sur Twitter, dans les journaux ou dans une dépêche d’agence. Encore une femme tuée par son conjoint, son ex, son père, son frère. Encore un féminicide. Un mot répété, relayé, repris. Mais un mot encore flou, mal défini, parfois même contesté.

Depuis quelques années, le terme “féminicide” s’est imposé dans le débat public. Mais il reste largement vidé de sa portée politique. Trop souvent, il est utilisé comme simple synonyme de “meurtre d’une femme”, réduisant un phénomène structurel à une affaire individuelle.
Or, ce mot est tout sauf neutre. Il dit la haine sexiste qui tue, l’effacement des femmes dans un système de domination. Il a une histoire, une définition précise, et des implications que le droit français peine encore à intégrer.

Alors, un féminicide, c’est quoi exactement ? Et pourquoi ce mot dérange-t-il autant ?

Une définition politique née du féminisme radical

Le mot “féminicide” est apparu bien avant les médias français. Il a été forgé dans les cercles féministes anglo-saxons dans les années 1970, mais c’est en 1992 qu’il prend une portée théorique forte, grâce à Jill Radford et Diana E.H. Russell, deux chercheuses féministes britanniques et américaines.

Dans leur ouvrage Feminicide: The Politics of Woman Killing, elles définissent le féminicide comme « le meurtre misogyne de femmes par des hommes parce qu’elles sont des femmes ». Cette phrase est restée comme la pierre angulaire du concept.
Il ne s’agit donc pas de nommer simplement un fait criminel, mais d’en souligner la motivation sexiste, enracinée dans les rapports de domination patriarcale.

Leur analyse part d’un constat : dans la plupart des sociétés, les femmes sont plus souvent tuées par des hommes de leur entourage, conjoints, ex-conjoints, pères, frères, que par des inconnus. Ces meurtres ne sont pas des accidents, ni des cas isolés. Ils s’inscrivent dans une structure de pouvoir, souvent précédés par des violences psychologiques, économiques, physiques.
C’est cette logique que le mot féminicide permet de désigner.

Ce que Radford et Russell ont posé, c’est donc une définition politique du crime : un féminicide n’est pas seulement un homicide dont la victime est une femme. C’est un acte motivé par la haine, le contrôle, le rejet ou la volonté d’effacer cette femme. Un meurtre sexiste, dans un monde structuré par le sexisme.

Des formes multiples, une même racine : le sexisme

Le féminicide conjugal — celui qui survient au sein d’un couple ou après une séparation — est le plus visible, le plus médiatisé, parfois le seul reconnu. Mais il n’est qu’une des formes possibles de cette violence ultime. Le féminicide ne se limite ni à l’espace domestique, ni au mobile amoureux. Il englobe toute situation où une femme est tuée parce qu’elle est une femme, et qu’elle n’a pas obéi à ce qu’on attendait d’elle.

Féminicides conjugaux

Ce sont les plus fréquents en France. En 2023, selon les données du ministère de l’Intérieur, 118 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint. Ces meurtres sont souvent précédés de violences : coups, menaces, isolement, contrôle économique ou parental. Ce sont des crimes d’emprise, de possession, et parfois de représailles après une séparation. La volonté de “punir” celle qui s’en va ou qui désobéit est centrale.

Féminicides familiaux

Moins souvent nommés comme tels, ils existent pourtant : pères, frères, fils peuvent tuer parce qu’ils estiment qu’une femme “salit” l’honneur familial, ou transgresse un rôle assigné. Ces crimes sont parfois classés comme des “conflits familiaux”, alors qu’ils relèvent d’un pouvoir patriarcal à l’intérieur du foyer.

Féminicides dits “d’honneur”

Dans certains contextes culturels ou religieux, la pression sociale autour de la sexualité, du mariage, de la liberté des femmes est si forte qu’elle pousse à des meurtres qualifiés d’“honorables” : la victime “aurait sali” l’image de la famille, souvent en refusant un mariage, en ayant une relation, en s’habillant “trop librement”. Ces cas restent rares en France, mais bien réels, notamment dans certaines diasporas.

Féminicides sociaux

Ce sont ceux que subissent les femmes les plus vulnérables : travailleuses du sexe, femmes racisées, femmes sans-papiers, femmes trans ou non-binaires. Invisibilisés, rarement médiatisés, ils traduisent une hiérarchie sociale dans la valeur accordée à certaines vies. Le féminicide peut aussi être institutionnel — quand l’État échoue à protéger des femmes menacées, malgré des alertes.

Toutes ces formes partagent une racine commune : la volonté de contrôler, de punir ou d’effacer une femme perçue comme “hors-norme”, “trop libre”, “désobéissante”. Le féminicide est l’aboutissement d’un système de violences. Il ne surgit jamais de nulle part.

Dire « féminicide », c’est sortir du silence

Nommer, c’est politiser. Et c’est précisément ce que fait le mot “féminicide”. Là où les médias ont longtemps parlé de “drames conjugaux”, de “pétages de plomb” ou de “passion fatale”, le féminicide désigne un crime sexiste, commis non par amour, mais par haine, par emprise, par volonté de domination.

Le mot brise une habitude : celle de traiter ces meurtres comme des cas isolés. Il permet de relier des faits dispersés à une structure commune, un système de violences qui ne sont pas exceptionnelles, mais quotidiennes, souvent invisibles ou minimisées.

C’est ce que rappellent les militantes féministes depuis plus de vingt ans, en France comme ailleurs. À commencer par les collectifs comme NousToutes, Osez le Féminisme, ou encore l’Observatoire des violences faites aux femmes, qui militent pour que chaque crime soit nommé pour ce qu’il est : l’expression ultime d’un continuum de violences.

La sociologue Myriam Soria, spécialiste des homicides conjugaux, l’écrit très clairement :

“Ne pas nommer un féminicide, c’est continuer à invisibiliser le caractère systémique de ces crimes. C’est les dépolitiser.”

Utiliser ce mot permet aussi de produire des chiffres, de comparer les politiques publiques, de documenter les failles du système judiciaire, policier, social. En Amérique latine, le terme est reconnu juridiquement dans plusieurs pays. En France, il n’a toujours pas d’existence légale : il n’apparaît ni dans le code pénal, ni dans les décisions de justice.

Et c’est là tout l’enjeu. Car ce que la loi ne nomme pas, elle ne peut pas combattre pleinement.

Un mot dans les journaux, pas dans le Code pénal

En France, le mot “féminicide” est désormais courant dans l’espace public. Il est utilisé par des ministres, des élus, des journalistes. Il figure dans les rapports de la Cour des comptes, du Haut Conseil à l’Égalité, et dans certaines décisions de justice… à l’oral. Pourtant, il n’a toujours aucune reconnaissance juridique officielle.

Le droit pénal français ne reconnaît pas de qualification spécifique de “féminicide”. Les femmes tuées par leur conjoint, leur ex ou un membre de leur famille sont jugées dans le cadre du droit commun : homicide volontaire, avec parfois des circonstances aggravantes (préméditation, violences antérieures, statut de conjoint…).

Résultat : le caractère sexiste du crime reste souvent invisible dans la procédure judiciaire. Aucune mention systématique, aucun suivi national unifié. Ce flou nuit à la lisibilité du phénomène — et rend difficile la comparaison avec d’autres pays.

À l’inverse, plusieurs États d’Amérique latine (Mexique, Chili, Argentine…) ont intégré le féminicide comme infraction à part entière dans leur code pénal. En Espagne, sans aller jusqu’à une infraction autonome, la législation reconnaît depuis 2004 les violences faites aux femmes “par leurs conjoints ou ex-conjoints”, avec une prise en charge spécifique. En France, les initiatives pour faire entrer le terme dans le droit sont jusqu’ici restées sans suite.

En 2019, le Haut Conseil à l’Égalité publiait un rapport intitulé Féminicides conjugaux : une mort annoncée” qui appelait à une prise de conscience politique et judiciaire. Il pointait l’échec global du système de prévention, et la nécessité de sortir des logiques de traitement “à la chaîne”.

Tant que le mot n’a pas d’existence dans le droit, il reste sans conséquences juridiques concrètes. Il est un cri, un constat, une alerte. Mais il ne déclenche ni qualification systématique, ni suivi automatique, ni politique publique obligatoire.

Ce que les chiffres ne montrent pas (et ce que le mot révèle)

Chaque année, les services du ministère de l’Intérieur publient le nombre de femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint. En 2023, 118 féminicides conjugaux ont été recensés en France. Un chiffre tragique, mais qui ne dit rien du reste.

Il ne dit rien des femmes qui ont échappé de peu à la mort, après des années de violences. Rien des enfants co-victimes, parfois tués, souvent traumatisés. Rien des tentatives de féminicide, non comptabilisées. Rien non plus des suicides forcés, ces cas où la violence psychologique, l’isolement et l’emprise ont poussé la victime à se supprimer.

Le chiffre ne dit pas combien de plaintes avaient été déposées, combien d’ordonnances de protection n’ont pas été délivrées, combien de signaux n’ont pas été pris au sérieux.

Le mot “féminicide” permet de sortir de cette vision administrative. Il relie les faits entre eux, éclaire la chaîne des violences qui précèdent le meurtre : insultes, harcèlement, coups, viols conjugaux, chantage économique, surveillance numérique… tout un système d’emprise trop souvent normalisé.
Il permet aussi d’interroger la responsabilité des institutions : police, justice, hôpitaux, travail social. Dans combien de cas l’inaction ou le sous-classement des faits a-t-il coûté une vie ?

C’est ce que des journalistes, des collectifs et des militantes féministes rappellent à chaque nouvelle victime. Ce que les observatoires féministes documentent, dans l’ombre des chiffres officiels. Ce que refuse de voir une société qui continue de traiter ces meurtres comme des cas isolés, alors qu’ils sont systémiques.

Le féminicide n’est pas une tragédie privée.
C’est un crime social et politique, qui engage notre façon collective de voir, de croire, de tolérer.

Nommer un féminicide, ce n’est pas faire du militantisme. C’est regarder le réel. C’est reconnaître qu’un certain type de crime ne se comprend pas sans le prisme du genre, sans l’histoire des rapports de pouvoir, sans les violences qui précèdent.

Tant que le mot restera absent des tribunaux, des décisions de justice, des grilles de lecture policières, une partie des meurtres de femmes continuera d’être traitée comme un fait divers, et non comme un fait social.
Et tant qu’on dira “drame familial” plutôt que “féminicide”, on continuera à chercher les causes dans la jalousie, la folie, l’alcool — jamais dans le sexisme.

Le mot féminicide ne résoudra pas tout. Mais il permet de voir. Et ce qu’on voit, on peut enfin le combattre.

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