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C’était censé être le grand virage du tourisme. Après la pandémie, la planète avait ralenti, les avions étaient cloués au sol, et beaucoup y ont vu l’opportunité de “repenser nos façons de voyager”. Les articles sur le slow travel se sont multipliés. Les labels “verts” ont fleuri sur les plateformes de réservation. L’idée s’est imposée doucement : on pouvait encore partir… mais autrement.
Aujourd’hui, les plages sont à nouveau bondées, les low-cost surbookés, les montagnes prises d’assaut l’été comme l’hiver. Et pourtant, le discours sur le “tourisme durable” n’a jamais été aussi présent. Les destinations se disent responsables, les hôtels plantent des arbres, les influenceurs glissent des hashtags #écoresponsable entre deux vols long-courriers.
Alors quoi ? Tout serait redevenu comme avant, mais en plus vert ?
Le tourisme représente entre 8 et 11 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, selon l’ADEME. Le transport, notamment aérien, reste le principal levier d’impact… mais il est rarement remis en cause. Le secteur continue de croître, avec l’assentiment des gouvernements et des géants du voyage, pendant qu’on nous invite à “compenser” ou à “choisir mieux”.
Cette enquête part d’un paradoxe simple : comment un secteur fondé sur la mobilité de masse, les marges commerciales et l’appel à l’évasion peut-il vraiment se “verdir” sans remettre en question ses fondations ? Est-ce possible… ou simplement confortable à croire ?
Derrière les promesses marketing du tourisme durable, que reste-t-il, concrètement ? Quelle est sa portée réelle, ses limites structurelles, ses effets collatéraux ? Peut-on vraiment voyager propre dans un monde où la rentabilité guide tout, y compris nos vacances ?
Chaque année, des centaines de millions de personnes prennent l’avion, réservent une chambre sur leur téléphone, partent “se ressourcer” à l’autre bout du monde. En 2023, le tourisme international a presque retrouvé ses niveaux d’avant-Covid avec 1,3 milliard d’arrivées de touristes internationaux, selon l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), soit une hausse de 32 % par rapport à 2022.
À première vue, cette reprise est présentée comme une victoire économique. Pourtant, ce retour à la normale masque une autre réalité : le tourisme est une bombe climatique à retardement.
Selon un rapport de l’ADEME, le secteur est responsable de 8 à 11 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, une empreinte qui pourrait doubler d’ici 2050 si aucune mesure forte n’est prise.
C’est le transport qui pèse le plus lourd dans la balance carbone. L’avion, bien sûr, qui représente 40 % des émissions du secteur touristique,mais aussi les croisières, les véhicules individuels, les trajets internes en bus ou taxi.
La plupart des séjours “verts” incluent pourtant une étape aérienne : on compense en triant ses déchets à l’hôtel… après un vol de 9 000 km.
Selon une étude publiée dans Nature Climate Change, l’empreinte carbone moyenne d’un touriste international est de 4 tonnes de CO₂ par voyage, soit deux fois le budget carbone annuel par personne pour rester sous 2 °C de réchauffement.
Le plus grand paradoxe, c’est que le tourisme durable se développe dans un cadre fondé sur la croissance illimitée : +20 %, +30 %, “revenons à la dynamique de 2019”… Les gouvernements, les régions, les professionnels du secteur visent tous la reprise “à pleine capacité”.
La France, premier pays touristique au monde, prévoit d’atteindre 100 millions de visiteurs internationaux par an d’ici 2030, selon les objectifs fixés par Atout France. Dans le même temps, elle s’engage à atteindre la neutralité carbone en 2050. Deux trajectoires… difficilement compatibles.
Face à la pression climatique, les opérateurs touristiques ont très vite compris l’intérêt de la couleur verte. Le tourisme durable est devenu un argument marketing universel : il rassure, valorise, et surtout, permet de continuer à vendre. Mais derrière les slogans, “Voyagez responsable”, “Dormez éthique”, “Compensez votre empreinte”, se cache un verdissement de façade, rarement assorti d’engagements structurels.
Les labels “verts” pullulent dans le secteur : Clé Verte, Écolabel européen, Green Globe, EarthCheck, etc. Chacun a ses critères, ses seuils, ses audits… mais très peu sont contraignants ou transparents.
Beaucoup se contentent d’évaluer des éléments cosmétiques : tri des déchets, ampoules basse consommation, option “ne pas changer les draps tous les jours”. Autant de gestes utiles, mais anecdotiques face aux enjeux du transport, du foncier, de la surfréquentation.
Exemple : le label Clé Verte, le plus répandu en France, exige que les hébergements aient une “politique environnementale” et réduisent leur consommation d’eau. Mais il n’exige pas que les clients viennent autrement qu’en avion, ni que l’établissement limite sa capacité d’accueil.
Et surtout : ces labels sont rarement encadrés par les pouvoirs publics. Résultat : une forme d’auto-certification généralisée, sans contrôle indépendant. Beaucoup d’établissements jouent le jeu, sincèrement. Mais beaucoup s’en servent surtout comme d’un argument commercial rentable.
Les grands acteurs du secteur, Booking, Airbnb, Accor, TUI…, n’ont pas tardé à suivre.
Booking propose désormais un badge “Voyage durable” à ses hébergements. Airbnb promeut des expériences “locales” et des séjours “écoresponsables”.
Mais ces plateformes ne réduisent en rien leur modèle extractif : elles continuent à encourager la multiplication des locations, à évincer les habitants des centres-villes, et à favoriser un tourisme de masse low-cost.
Ce “greenwashing algorithmique” donne bonne conscience aux utilisateurs tout en maintenant les logiques classiques : maximiser les flux, les marges, les réservations. Pas de plafonnement, pas de ralentissement, pas de transformation.
Le cœur du problème est là : le tourisme durable promet de tout changer… sans rien changer au modèle.
Il promet qu’on pourra continuer à partir loin, souvent, consommer des lieux, des paysages, des cultures, tout en restant “éthique”. Or, cette promesse est intenable.
Selon le sociologue Rodolphe Christin, auteur de L’usure du monde, “le tourisme durable repose sur un oxymore : il prétend corriger les excès d’un système sans jamais en questionner la logique de départ, l’extériorité, l’accumulation, la circulation permanente.”
Dans les brochures comme dans les publications LinkedIn des start-up du voyage, le “tourisme durable” se veut éthique, respectueux, équitable. Mais à y regarder de plus près, la majorité de ces offres s’adressent à une clientèle CSP+, connectée, informée, et surtout solvable.
Les séjours proposés par des plateformes comme Greengo, FairMoove ou Evaneos mettent en avant des hébergements “authentiques”, des expériences “à taille humaine”, pour des tarifs qui dépassent souvent ceux des circuits classiques. Résultat : le tourisme durable devient un produit de niche, réservé à celles et ceux qui ont les moyens de bien consommer.
Selon une étude de l’ADEME (2022), seuls 17 % des Français déclarent pouvoir se permettre de choisir leur destination en fonction de critères environnementaux. Le prix reste de loin le premier critère de décision, bien avant l’impact écologique.
De plus, la plupart des séjours “verts” supposent d’avoir du temps (pour voyager lentement), des connaissances numériques (pour trouver les bonnes plateformes), et un certain capital culturel (pour s’éloigner des sentiers battus).
Le mythe du “voyage éthique pour tous” tient rarement face à cette réalité : le tourisme responsable, pour l’instant, exclut largement les classes populaires.
Autre impensé majeur : l’impact local. À Lisbonne, Barcelone, Paris ou Annecy, la prolifération des meublés touristiques, même “écoresponsables”, entraîne une explosion des loyers, une disparition des commerces de proximité et une éviction progressive des habitants.
Exemple : à Lisbonne, entre 2016 et 2023, les loyers ont augmenté de plus de 60 %, largement sous l’effet du boom d’Airbnb, y compris dans les quartiers dits “alternatifs”. Même phénomène à Marseille ou dans le centre d’Ajaccio.
Le “local” devient alors une ressource touristique vendue, mais non partagée. Le touriste “éthique” vient dormir chez l’habitant… qui, lui, n’habite plus le quartier.
Enfin, il y a ceux qui font tourner le tourisme, sans jamais en profiter : femmes de chambre, serveurs, guides, intérimaires, travailleurs saisonniers.
Dans les Alpes, les Landes ou le Luberon, le manque de logements pour les saisonniers devient structurel. Beaucoup dorment dans leur voiture, faute de solution. Et ce, même dans les hôtels estampillés “écoresponsables”.
Le tourisme durable parle beaucoup d’environnement, très peu de conditions de travail.
💬 “On nous demande d’être souriants, efficaces, discrets… mais personne ne se demande comment on vit ici. Le durable, ce n’est pas pour nous.”
Sophie, serveuse dans un restaurant « slow food » à Arles, sous contrat saisonnier.
À rebours du tourisme de masse et de ses avatars repeints en vert, certaines initiatives tentent sincèrement de proposer un autre modèle : plus lent, plus sobre, plus respectueux. Ce sont des plateformes comme Greengo, des réseaux comme Accueil Paysan, des projets de voyages participatifs comme Via Brachy ou Wwoof France. On y parle de lien au territoire, de circuits courts, de simplicité.
Mais une fois l’enthousiasme passé, il faut bien l’admettre : ces alternatives restent l’exception, et non la norme.
Greengo, par exemple, s’est lancé avec une promesse claire : « zéro Airbnb », « zéro greenwashing ». On y trouve des hébergements indépendants, souvent situés en zone rurale, tenus par des hôtes qui accueillent peu de voyageurs à la fois.
Même logique chez Accueil Paysan, qui met en lien vacanciers et agriculteurs. Le modèle défend une vision paysanne et sociale du tourisme, à rebours de la logique industrielle.
Chez Via Brachy, le voyage devient outil de transformation sociale : séjours éducatifs, engagement local, travail avec des associations de terrain. Une vraie alternative politique, mais encore très peu connue.
Ces projets ont un point commun : ils refusent la massification. Et donc… ils ne peuvent pas scaler. Ils ne sont pas faits pour “accueillir tout le monde”, et c’est leur force. Mais aussi leur fragilité.
Même les porteurs de projets en sont conscients.
Le succès de ces modèles ne tient pas seulement à leur qualité, il dépend aussi du contexte.
S’il n’y a aucune incitation publique, si la SNCF supprime les petites lignes, si l’État subventionne encore le kérosène mais pas les hébergements sobres, ces formes de tourisme alternatif resteront marginales.
Et c’est tout le paradoxe : on demande aux voyageurs d’adopter un comportement exemplaire, alors que les choix structurants (infrastructures, fiscalité, communication) continuent de favoriser les modèles les plus polluants.
Ce que le “tourisme durable” évite soigneusement d’interroger, c’est notre rapport fondamental à la mobilité. Car derrière les écolodges et les séjours éthiques, une même logique persiste : partir. Partir loin, partir souvent. Explorer, fuir, accumuler des expériences.
Autrement dit : l’injonction au déplacement est toujours là. Et elle structure non seulement nos envies individuelles, mais aussi une partie de notre économie, de nos imaginaires et de nos récits de réussite.
Dans nos sociétés occidentales, le voyage n’est pas neutre. Il est souvent associé à l’épanouissement personnel, à la réussite sociale, à l’ouverture d’esprit. Celui ou celle qui “a beaucoup voyagé” est valorisé·e. Inversement, rester chez soi est parfois vu comme un manque de curiosité, une forme de stagnation.
Ce n’est pas un hasard si l’on parle de “vacances méritées”. Ni si tant de récits de vie (dans la pub, les blogs, les réseaux sociaux…) passent par l’ailleurs.
“J’ai tout quitté pour partir vivre à l’autre bout du monde” devient un mantra valorisé, même quand ce départ repose sur une économie extractive.
Le tourisme n’est pas un simple loisir. C’est aussi un secteur industriel majeur, au croisement de l’aérien, de l’immobilier, du numérique, de la finance. Il est l’enfant direct de la mondialisation néolibérale : délocalisation des lieux de consommation, standardisation des offres, optimisation des flux.
Dans ce système, l’immobilité est suspecte. Elle ne fait pas tourner l’économie. Elle ne génère pas de croissance. À l’inverse, chaque déplacement devient un acte rentable : pour les compagnies aériennes, les plateformes, les assureurs, les agences de com.
Les appels à “réduire notre empreinte carbone en voyageant mieux” sont récurrents. Mais ils restent centrés sur des ajustements à la marge : compenser ses émissions, choisir un hôtel certifié, éviter le plastique.
Ce qu’on évite de dire : une vraie sobriété touristique suppose de voyager moins. Et de repenser notre besoin de mobilité.
Cela ne signifie pas interdire le voyage. Mais poser cette question politique :
Pourquoi et pour qui part-on ? À quel coût ? Et que laisse-t-on derrière nous ?
Des penseurs comme Ivan Illich, André Gorz ou Baptiste Morizot nous invitent à repenser notre rapport au mouvement :
“Le déplacement rapide et systématique, écrit Illich, a tué la rencontre. Il remplace l’expérience par l’enchaînement.”
À l’échelle écologique, sociale, existentielle, ralentir devient une nécessité.
Mais pour que cela soit possible, il faut aussi sortir de l’économie du “partir” permanent, qui n’est ni neutre ni naturelle.
S’il y a bien un secteur qui échappe souvent aux débats sur le tourisme durable, c’est celui du bus longue distance. Et pourtant, à première vue, il coche toutes les cases de la sobriété : faible empreinte carbone par passager, tarifs accessibles, pas d’infrastructure lourde à construire.
Le bus, c’est le parent pauvre de la mobilité, mais aussi le grand oublié des politiques publiques en matière de tourisme écologique.
Et à la tête de ce modèle ? FlixBus, champion européen du secteur, symbole à la fois de ce que le bus pourrait être… et de ce qu’il devient dans un cadre dérégulé.
Depuis l’ouverture à la concurrence en France en 2015 (loi Macron), FlixBus s’est imposé comme le leader des trajets interurbains longue distance.
Leur promesse : voyager pour pas cher, partout en Europe, avec un “engagement écologique” revendiqué.
Mais derrière cette image verte et accessible, le modèle FlixBus soulève plusieurs critiques :
“On nous vante FlixBus comme une solution verte, mais c’est surtout une stratégie de dumping. On prend la route, on casse les prix, et on laisse les infrastructures publiques gérer la suite.”
Syndicaliste dans le transport interurbain, interrogé dans le cadre d’un rapport CGT Transports, 2023
Alors que l’État investit massivement dans des projets de TGV à plusieurs milliards d’euros, le maillage territorial par le bus reste délaissé.
Et paradoxalement, le bus dessert des publics que le train a fini par exclure :
Dans un pays où le tourisme social s’effondre, le bus longue distance est parfois la seule option pour partir. Mais ce service essentiel repose quasi exclusivement sur des logiques commerciales low-cost, sans régulation, sans coordination avec le rail, sans articulation avec les enjeux écologiques globaux.
Si l’on veut penser un tourisme sobre, accessible et juste, alors le bus doit redevenir un outil politique, pas seulement un marché.
Et surtout : pourquoi continuer à subventionner indirectement les transports les plus polluants (avion, croisière, low-cost), pendant que le bus, pourtant plus vertueux, reste abandonné à une logique de marge ?
Ce que montre le cas FlixBus, c’est que le “choix du mode de transport” n’est pas une simple question individuelle : il dépend des infrastructures, des prix, de la visibilité, de la volonté politique.
Aujourd’hui, les voyageurs les plus sobres (en train, à vélo, en bus) sont aussi souvent ceux qui paient le plus cher, ou qui galèrent le plus.
À l’inverse, les trajets rapides et polluants restent les plus subventionnés, les plus visibles, les plus faciles.
Le tourisme durable ne sera jamais une réalité tant que le cadre économique continuera de favoriser la vitesse, le volume, la rentabilité, au détriment du lien, du temps long et de la justice sociale.
Non, l’idée n’est pas d’interdire le voyage, mais de questionner notre rapport à lui. Partir, oui. Mais pas à n’importe quel prix, ni tout le temps, ni sur les mêmes modèles qu’avant. Voyager moins, plus lentement, plus localement, c’est aussi redonner du sens au déplacement.
L’impact d’un aller-retour Paris–New York, c’est environ 2 tonnes de CO₂, soit le budget carbone annuel par personne pour tenir les objectifs climatiques mondiaux.
Le vrai problème, c’est que les plus riches volent beaucoup plus que les autres, et qu’aucune régulation ne limite cela aujourd’hui.
Compenser n’est pas annuler. C’est souvent un argument marketing, pas une solution réelle. Planter des arbres n’efface pas les dégâts immédiats liés au transport. La priorité reste de réduire à la source, pas de compenser a posteriori.
C’est vrai. Et c’est pour cela qu’il faut le transformer intelligemment, pas le saboter. Miser sur un tourisme plus sobre, plus local, mieux réparti dans le temps et dans l’espace permettrait aussi de rendre ces territoires plus résilients, moins dépendants d’une manne fragile et saisonnière.
Oui, mais pas comme produit prêt-à-consommer. Le tourisme durable réel suppose de repenser nos pratiques et de soutenir des initiatives locales, parfois modestes, mais cohérentes. C’est possible, mais cela demande du temps, de l’information… et souvent, une volonté politique qui fait encore défaut.
Privilégiez le train ou le bus quand c’est possible
Partez moins souvent mais plus longtemps
Choisissez des hébergements indépendants, labellisés, situés hors des zones saturées
Évitez les plateformes qui provoquent la gentrification (type Airbnb en centre-ville)
Parlez-en autour de vous : la culture du voyage change aussi par le récit et l’exemple